Conversation avec Ali

Je vous avais écrit un article au sujet du dernier livre de Daniel Pennac, Chagrin d’école.

Après les derniers évènements en banlieue, un petit retour sur le travail d’éducateur, pas forcément bien connu ou compris par nos politiques.

Daniel Pennac 
Daniel Pennac, qui a œuvré pour recaser des cas difficiles dans des établissements qui ont réussi le repêchage, nous invite aussi à regarder comment certains se débrouillent simplement.

Le texte m’a beaucoup touché… on y trouve comment un caméscope peut être plus efficace qu’un nettoyeur haute pression (d’ailleurs l’efficacité de ce dernier n’a jamais été démontrée quant à la résolution des problèmes de nos banlieues…).

Je vous retranscris donc l’extrait tel quel issu de Chagrin d’école.
 
Conversation avec Ali (extrait)

– Ce sont des gosses en échec scolaire, m'explique-t-il, la mère est seule le plus souvent, certains ont déjà eu des ennuis avec la police, ils ne veulent pas entendre parler des adultes, ils se retrouvent dans des classes relais, quelque chose comme tes classes aménagées des années soixante-dix, je suppose. Je prends les caïds, les petits chefs de quinze ou seize ans, je les isole provisoirement du groupe, parce que c'est le groupe qui les tue, toujours, il les empêche de se constituer, je leur colle une caméra dans les mains et je leur confie un de leurs potes à interviewer, un gars qu'ils choisissent eux-mêmes.

Ils font l'interview seuls dans un coin, loin des regards, ils reviennent, et nous visionnons le film tous ensemble, avec le groupe, cette fois.
Ça ne rate jamais : l'interviewé joue la comédie habituelle devant l'objectif, et celui qui filme entre dans son jeu.
Ils font les mariolles, ils en rajoutent sur leur accent, ils roulent des mécaniques dans leur vocabulaire de quatre sous en gueulant le plus fort possible, comme moi quand j'étais môme, ils en font des caisses, comme s'ils s'adressaient au groupe, comme si le seul spectateur possible, c'était le groupe, et pendant la projection leurs copains se marrent.

Je projette le film une deuxième, une troisième, une quatrième fois.

Les rires s'espacent, deviennent moins assurés.

L'intervieweur et l'interviewé sentent monter quelque chose de bizarre, qu'ils n'arrivent pas à identifier.

À la cinquième ou à la sixième projection, une vraie gêne s'installe entre leur public et eux.

À la septième ou à la huitième (je t'assure, il m'est arrivé de projeter neuf fois le même film !), ils ont tous compris, sans que je le leur explique, que ce qui remonte à la surface de ce film, c'est la frime, le ridicule, le faux, leur comédie ordinaire, leurs mimiques de groupe, toutes leurs échappatoires habituelles, et que ça n'a pas d'intérêt, zéro, aucune réalité.

Quand ils ont atteint ce stade de lucidité, j'arrête les projections et je les renvoie avec la caméra refaire l'interview, sans explication supplémentaire.

Cette fois on obtient quelque chose de plus sérieux, qui a un rapport avec leur vie réelle : ils se présentent, ils disent leur nom, leur prénom, ils parlent de leur famille, de leur situation scolaire, il y a des silences, ils cherchent leurs mots, on les voit réfléchir, celui qui répond autant que celui qui questionne, et, petit à petit, on voit apparaître l'adolescence chez ces adolescents, ils cessent d'être des jeunes qui s'amusent à faire peur, ils redeviennent des garçons et des filles de leur âge, quinze ans, seize ans, leur adolescence traverse leur apparence, elle s'impose, leurs vêtements, leurs casquettes redeviennent des accessoires, leur gestuelle s'atténue, instinctivement celui qui filme resserre le cadre, il zoome, c'est leur visage qui compte maintenant, on dirait que l'interviewer écoute le visage de l'autre, et sur ce visage, ce qui apparaît, c'est l'effort de comprendre, comme s'ils s'envisageaient pour la première fois tels qu'ils sont : ils font connaissance avec la complexité.

Je ne connais maintenant que son prénom, mais je tiens à lui exprimer ma reconnaissance pour le travail qu’il fait.

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